Les « personnes âgées » n’ont jamais autant été au cœur d’attention, de solidarités…. et de débats que depuis le début de la pandémie. Quelles en sont les conséquences sur notre société et dans nos rapports avec nos aînés ? Sur quoi les acteurs de la silver économie peuvent-ils capitaliser pour se développer ? Quels écueils doivent-ils éviter ?
Extrait de la Conférence, qui s’est déroulée au Salon virtuel des services à la personne et de l’emploi à domicile, le mardi 30 mars 2021
Nicolas Bouzou
J’ai regardé l’histoire de la santé depuis 400 000 ans c’est-à-dire depuis la domestication du feu, et j’ai essayé de voir quelles étaient les permanences et ce qu’on pouvait en déduire pour l’avenir, sachant que le domaine de la santé a toujours été un domaine dans lequel il y a eu toujours eu énormément d’innovations technologiques, y compris sous la préhistoire. On utilisait le meilleur des techniques pour soigner les gens et c’est encore ce que l’on fait aujourd’hui notamment en utilisant les technologies de la troisième révolution industrielle, c’est-à-dire le numérique, l’intelligence artificielle, les imprimantes 3D, les nanotechnologies, pour des applications thérapeutiques.
Concernant la crise liée à la pandémie, vous le savez peut-être, il y a eu un débat qui a divisé le camp intellectuel en deux : ceux qui ont considéré qu’on en faisait trop, notamment parce que cette maladie n’était létale quasiment que pour des gens extrêmement âgés, et que donc le coût de lutte contre la crise était surdimensionné par rapport à ce que ça pouvait apporter à la société. Et l’autre camp, auquel j’appartiens, a considéré que ce raisonnement était tout à fait faux. Du point de vue moral, tout le monde a droit à la même attention dans notre société. Je pense que la grandeur d’une société est de protéger davantage ceux qui sont fragiles. Mais surtout du point de vue de l’efficacité, je considère qu’en réalité aider les plus fragiles est excellent pour la société et pour les plus jeunes.
Ce que j’observe depuis un an, c’est que les pays qui n’ont pas voulu prendre cette crise extrêmement au sérieux et qui ont choisi une attitude du type « on ne va pas se laisser impressionner par un virus, on ne va pas détruire l’économie à cause d’un virus et ceux qui sont malades, ils sont malades mais on ne va pas condamner la société pour ça », pour les pays dont les gouvernements ont essayé de faire ça, ça a été absolument tragique. Soit, ils ont depuis complètement changé de stratégie, le gouvernement britannique par exemple, soit ils sont aujourd’hui dans une situation qui est absolument cataclysmique, comme au Mexique ou au Brésil, et ce au détriment des plus jeunes. A laisser filer l’épidémie, on a non seulement des conséquences sanitaires délétères parce qu’on laisse les variants se multiplier – et on voit de plus en plus de jeunes très gravement touchés par la maladie – mais en plus on laisse l’économie se dégrader considérablement. L’état de l’économie dépend moins des restrictions que de l’épidémie elle-même, c’est quelque chose qui n’est pas toujours bien compris. Ce ne sont pas les restrictions qui font du mal, ce qui fait du mal c’est le virus et l’épidémie. Si vous libérez complètement les restrictions vous allez déclencher tout de suite une récession ; ça peut sembler paradoxal. C’est ce que nos amis Suédois se sont amusés à faire l’année dernière, il y a eu une période pendant laquelle ils ont dit « nous on veut protéger l’économie », eh bien, ils ont eu une récession aussi forte que tous les pays voisins qui avaient confiné.
Pour aller au cœur de notre sujet… Autour de cette question sur l’éthique et l’efficacité, il se trouve que ça fait dix ans que je travaille beaucoup sur l’économie de la cancérologie. Et en économie de la cancérologie on se pose souvent cette question : est-ce qu’il faut proposer à des gens très âgés et qui sont en échec thérapeutique, un traitement innovant qui éventuellement coûte très cher ? J’ai beaucoup réfléchi à ce sujet, j’en ai beaucoup parlé avec des médecins, et la réponse est oui. Oui, il faut souvent le proposer, si la famille est d’accord, bien évidemment. Pour deux raisons. La première, et c’est quand même une raison qui a beaucoup de poids, neuf fois sur dix ça ne marche pas mais une fois sur dix ça marche. La deuxième raison, c’est qu’on a absolument besoin pour faire progresser la science d’avoir des essais, de proposer ces médicaments au plus grand nombre de gens possible pour réussir à les faire progresser.
Cette crise est une crise terrible, c’est la crise sanitaire la plus grave depuis 100 ans, la crise économique la plus grave depuis 80 ans. Mais le paradoxe, c’est ce que j’explique dans mon livre, c’est qu’elle nous a permis de progresser dans le domaine de la santé avec des progrès absolument extraordinaires.
Ces fameux vaccins à ARN messager, ils traînaient dans les laboratoires mais on ne les avait jamais industrialisés. En un an, nous avons été capables de produire plusieurs vaccins à ARN messager. Et ces vaccins à ARN messager c’est une innovation extraordinaire qui va entraîner des conséquences extraordinaires pour toute la société. Pourquoi ? Parce que la crise a permis de montrer qu’on pouvait industrialiser les vaccins ou les thérapies à base d’ARN messager, et dans le portefeuille produits de ces laboratoires vous avez des choses contre les maladies cardio-vasculaires, des maladies infectieuses graves, les maladies orphelines, les cancers. On a des applications pour les cancers, et les cancers sur lesquels on est en train de faire des essais cliniques à base d’ARN messager, ce sont des cancers qui touchent aussi des personnes jeunes.
Aujourd’hui au moins on a un effet positif de la crise, c’est l’accélération des thérapies. Ce qu’on a appris pendant la crise va nous permettre de faire mentir l’idée d’une génération sacrifiée chez les jeunes. Je réfute complètement cette idée de génération sacrifiée. Bien sûr que la situation est très difficile pour les jeunes aujourd’hui, c’est-à-dire que si vous arrivez sur le marché du travail en ce moment c’est la mauvaise pioche, c’est très difficile. Mais elle l’est pour beaucoup de gens, pour le fleuriste en bas de chez moi qui est en train de faire faillite, pour les gens de 75 ans qui n’ont toujours pas réussi à avoir leur dose de vaccin, pour les personnes obèses de 45 ans actuellement en réanimation. Ce n’est pas une bonne façon de faire de catégoriser la population et d’opposer les uns aux autres. On fait face à une crise extrêmement grave, on essaie de la régler tous ensemble, c’est très dur pour un très grand nombre de gens, mais il faut se dire que ça va nous faire avancer. Et les applications de tout ce qu’on a appris en ce moment sont très importantes.
La façon dont on a traité nos aînés pendant la crise notamment il y a un an pendant le premier confinement, qui évidemment a été catastrophique, eh bien c’est une chose dont il faut tirer les leçons et qui va nous permettre d’être meilleurs par la suite.
Tout ce qui est lié aux vaccins, aux recherches sur l’immunité, il y a des avancées absolument extraordinaires, extrêmement importantes dans le domaine des maladies cérébrales, des maladies neuro-dégénératives, des maladies psychologiques, et on a une explosion comme vous le savez, des troubles psychiatriques. Donc dans tous ces domaines on fait des progrès absolument extraordinaires.
Donc il faut tenir le fil de la solidarité intergénérationnelle, en se disant que ça nous force à faire des progrès pour le meilleur, c’est très important. Ironie de l’histoire, les jeunes sont de plus en plus touchés par le virus, donc si ça se trouve dans trois mois la solidarité intergénérationnelle va être obligée de se retourner…
Enfin pour conclure, on a appris durant cette crise à utiliser beaucoup mieux les outils numériques. Mais ce que l’on a bien vu pendant cette crise c’est que la technologie ne se suffisait pas à elle-même. Pour le dire dans des termes humains, on a besoin des technologies et des gens, on a besoin absolument des deux. Il n’y a pas de technologie sans individus, mais en même temps si les individus peuvent s’appuyer sur la technologie c’est quand même beaucoup mieux. Et il me semble, par exemple dans les EHPAD, que là encore à la faveur de cette crise, on a appris énormément de choses. On a fait des progrès en matière technologique, de numérique, de robots etc., et on va continuer, ce n’est que le début. Mais on a mieux mesuré les fragilités de notre société, et donc on a mieux mesuré le fait que la technologie c’est super, enfin ce sont les conditions nécessaires du progrès, mais une condition qui n’est pas suffisante.
François Miquet Marty
Je souscris totalement à ce que dit Nicolas Bouzou sur les deux aspects qui sont à la fois l’importance de l’innovation technologique et on en a eu une illustration extrêmement frappante notamment à travers les vaccins, et également sur la nécessaire solidarité entre les générations et la nécessité de ne pas laisser de côté une partie des publics, en l’occurrence les plus anciens, à la fois pour des raisons éthiques et pragmatiques. Tout ça en effet est essentiel. Il y a deux points majeurs qui me frappent et qui incitent à la réflexion après cette année totalement inédite, inouïe qu’on vient de vivre, c’est à la fois la progression sans précédent, extrêmement accélérée du digital et du recours au digital par l’ensemble des publics mais prioritairement notamment par les personnes les plus âgées, et en même temps la progression d’un sentiment et d’une réalité de solitude et d’abandon. Les deux sont allés de pair. Quelques mots sur le digital : les chiffres sont quand même assez frappants. L’usage des réseaux sociaux par les seniors, en deux ans entre 2018 et aujourd’hui, est passé de 12% à plus de 40%. C’est plus qu’une évolution ou une dynamique, c’est une véritable performance très significative. Et ce sont des usages à plus de 50-60% des outils connectés, mails etc. Donc des outils de communication qui ont fortement progressé, avec bien entendu des nuances et même des différences extrêmement fortes en fonction des tranches d’âge. Aujourd’hui, on a 80% des personnes qui ont plus de 90 ans qui n’ont pas utilisé et n’utilisent pas Internet. Il y a tout de même une fracture assez nette entre ceux qui ont 70 ans et ceux qui ont plus de 85 ans. Cela étant posé, l’élément très frappant, c’est dans le même temps, la progression des sentiments de solitude et d’abandon. Le sentiment de solitude n’est pas nouveau, il préexistait à la pandémie. Il y a quelques années, on avait déjà la moitié des Français qui s’estimait abandonnée, dans un sentiment d’oubli de la part des autres, et l’âge et le grand âge bien entendu sont des facteurs aggravant de solitude. Avant la pandémie, on avait 10% seulement des Français qui estimaient qu’il était prioritaire d’établir des liens plus importants avec les personnes les plus âgées dans notre société, autrement dit 90% des Français qui pensent que nos aînés vivent leur vie et qu’il n’est pas nécessaire de tisser des liens un peu plus étroits entre les différentes fractions de la société. C’est l’idée d’une société non seulement fragmentée, ça fait longtemps qu’elle l’est, mais qui est de plus en plus en divergence, et au fond une partie des publics estime qu’il n’est pas nécessaire d’entretenir des liens plus étroits avec les autres. On a réalisé une étude assez approfondie sur ce sujet-là il y a quelque temps. Ce qui est très frappant lorsqu’on demande aux Français de se situer, de définir une identité, il apparaît une trentaine de groupes, et surtout que chaque groupe déclare ne pas souhaiter se rapprocher des autres groupes. On est plutôt dans une logique de recentrage sur soi-même plutôt que d’ouverture aux autres. Donc ce que la pandémie a encore amplifié, bien entendu dans ce contexte-là, c’est ce sentiment de difficulté, ce sentiment d’oubli. Cela invite à réfléchir parce que ce sentiment d’abandon a progressé en parallèle de l’usage croissant et même exponentiel du digital. Donc on voit bien qu’il y a deux registres à privilégier, et en effet l’innovation technologique peut être une solution extraordinaire, et on voit bien dans des situations de contrainte comme celle-ci et d’isolement contraint, qu’elle offre des prouesses et des perspectives de mise en relation avec d’autres qui sont formidables. Mais ça ne suffit pas. On voit bien qu’on a deux types d’économie : une économie qui peut être portée en effet par le digital et toutes ses applications et elles sont extrêmement vastes, et aussi une économie du lien social, de la relation à l’autre, qui permet au fond, et le digital encore une fois ne suffit pas, de tisser des liens entre des personnes qui estiment qu’elles n’ont plus les outils pour entrer en relation.
Par ailleurs, il y a aussi ce qui a été vécu dans les EHPAD pendant cette pandémie, avec 7000 personnes qui sont décédées sans avoir le moindre contact avec leurs proches. Cela me semble assez révélateur pas uniquement précisément du sentiment d’abandon mais de la difficulté à appréhender non seulement la mort, mais aussi la fin de vie, la dépendance et le vieillissement. Autrement dit, dans ce grand univers qu’est le vieillissement, il y a bien entendu l’âge heureux où on se sent épanoui et où on a envie de faire plein de choses de sa vie quotidienne, mais il y a aussi cet âge plus obscur, où on sent venir le poids du temps, le poids des années, où l’on sent la dépendance croître, et à cet égard-là, on a au fond toute une série de tabous collectifs. Ce qui est derrière en filigrane, c’est la fin de vie, et je crois que c’est quelque chose qu’on n’arrive pas à penser collectivement. C’est un sujet à la fois philosophique, mais aussi éthique, économique, social et humain. Et ce que je trouve assez effrayant, c’est qu’on a quand même près de 40% des personnes de plus de 85 ans qui se sont senties extrêmement seules pendant le confinement, cela vient des normes sanitaires et de distanciation qui ont prévalu et conduit à oublier une partie des gens. Pour conclure, les EHPAD sont des espaces ouverts, où vous pouvez tout à fait y aller, dès lors que vous avez un proche, que vous êtes un membre de sa famille, un ami. Ce n’est pas un espace cloitré. Mais quand vous allez dans la plupart des EHPAD, vous constaterez assez facilement que la part des parents et des amis présents au quotidien auprès des personnes les plus âgées, cette part-là est extrêmement faible. Donc on est dans une société qui se clive entre des groupes, en l’occurrence des personnes très âgées qui se retrouvent seules, pas uniquement parce qu’il y a du confinement, le confinement, a amplifié tout ça, mais fondamentalement parce qu’il y a une partie des gens qui n’ont pas envie de les voir, pour dire les choses simplement. Donc la question est comment on recrée demain des espaces de vie, peut être des habitats nouveaux, des lieux de vie, des modalités d’activité qui ne soient pas excluantes ou segmentantes, qui au fond ne procèdent pas d’une société de ségrégation mais plutôt une société où on puisse envisager un minimum de dialogue, voire dans un monde idéal, un petit peu de diversité et d’échange. Je crois que la crise a révélé tout ça, c’est-à-dire à la fois la force et le recours absolument vertigineux en termes positifs au digital, mais en même temps, les limites parce qu’on voit bien qu’on a eu beaucoup de gens très malheureux même avec ce digital. Ce n’est pas parce qu’on donne des tablettes dans des EHPAD que les gens vont trouver le bonheur social. Il faut autre chose et cela incite à de la réflexion, notamment sur les innovations qui peuvent être très porteuses dans les années qui viennent.
A propos de Nicolas Bouzou
Nicolas Bouzou est un économiste et essayiste français, il a fondé le cabinet de conseil Asterès en 2006 qu’il dirige depuis et est directeur d’études au sein du MBA Law & Management de l’Université de Paris II Assas. Il a également créé le Cercle de Belém qui rassemble des intellectuels européens libéraux et progressistes. Il est régulièrement publié dans la presse française et étrangère. Nicolas Bouzou est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages, dont « L’amour augmenté », publié en 2020 aux Editions de l’Observatoire.
En mars 2021, il publie un ouvrage consacré à l’histoire de la santé humaine et intitulé « Homo Sanitas ».
A propos de François Miquet-Marty
François Miquet-Marty est président de Viavoice. Il consacre ses travaux à l’articulation entre les mutations de société et les stratégies d’entreprise. Il a récemment créé un centre de prospective transdisciplinaire : le GCF (Global Center for the Future). Il vient de publier un livre collectif : Réinventons le Progrès ! aux Editions de L’Aube, dédié à l’idée future de progrès et à la manière de fédérer des visions souvent divergentes.
La conférence est à réécouter ici :